Peau d'échappement

Mai 2017, newsletter JFYI





Le temps file. J’ai l’impression que c’était hier que Georges Bregy envoyait son coup franc légendaire en pleine lulu à la coupe du monde chez les ricains, je collectionnait encore les autocollants Panini. Et là paf, je viens d’avoir une petite nièce et un petit neveu! C’est fascinant de les observer prendre contact avec leur environnement, sous les yeux attendris de la famille qui, devenue tout à coup complètement débile, ressemble désormais aux occupants d’un espace autogéré sous champignons hallucinogènes. Parfois c’est difficile d’imaginer que l’espèce humaine a envoyé des fusées sur la lune, surtout à la naissance d’un enfant. C’est beau cette innocence immaculée, ces petites vies insouciantes qui n’ont encore aucune idée des concepts d’écriture, de mondialisation ou d’impôt fédéral direct.

Je me demande comment ils verront le futur plus tard?

Dans la mémoire collective, les enfants, quand on leur demande de dessiner le monde de demain, ils imaginent des véhicules qui volent, des villes dans l’espace ou des machines à voyager dans le temps. Des trucs qui font rêver, pas un réseau de vidéosurveillance CCTV ou des algorithmes qui choisissent le contenu des pages internet. C'est ardu à prédire le futur, surtout les choses que tu ne comprends pas, même lorsque elle se matérialisent vraiment, comme les élections françaises ou une oeuvre d’Anish Kapoor. C’est tellement difficile que même Nostradamus ou Paul le poulpe n’auraient pu deviner qu’on allait, en 2017, essayer la première greffe de tête de l’histoire de l’humanité. C’est impressionnant, ça veut dire que le corps qui se fera greffer une autre tête ne saura pas que ce n’est pas sa tête, vu que le cerveau est dans la boîte crânienne (excepté pour Nabilla Benattia ou Dan Bilzerian), alors que la tête par contre, elle se rendra compte que ce n’est pas son corps. Ce qui peut être bien si on se fait greffer le corps de Laure Manaudou et qu’on fait de la natation, mais moins si on a la tête de Giuliano Bignasca (RIP) et qu’on fait de la politique.

Vous suivez?

Donc si on continue comme ça, on pourra bientôt tous devenir des superhéros avec des yeux à rayons X qui voient les bombes à l’intérieur des terroristes, ou avec des bouches bioniques qui nous permettront de mettre la misère à Busta Rhymes en battle de hip-hop. Et si les enfants avaient raison? Peut-être que le shop.ch en 2040 distribuera en plus des épinards surgelés, des prothèses et des implants à s’enfiler sois-même comme des suppositoires, pour augmenter les capacités de son cerveau ou sa puissance musculaire. Peut-être même que ce futur-là est déjà parmi nous, qu’il s’est immiscé subtilement sans qu’on le voie car il n’a pas la forme que nous montrent les films de science-fiction? Les drogues de performance ou les prothèses existent depuis longtemps, n’étaient-ce pas déjà là les jalons de l’amélioration du corps humain, où les sujets modifiés en viendront à surpasser leurs semblables par les transformations que leurs corps ont subi, comme Oscar Pistorius sous coke piquant un sprint sur ses guiboles à ressort pour échapper aux voitures de police?

Ça tombe bien, j’ai mal au genou. Et dire que bientôt je pourrai certainement aller en chercher un nouveau au supermarché, parmi tout un éventail de choix selon l’activité, la qualité ou le prix. Un jour, je pourrai même décider de ma configuration bionique en fonction de mon emploi du temps et des accessoires à disposition: des jambes télescopiques pour peintre en bâtiment aux tympans en ciment pour fan de Christophe Maé. Plus tard, je serai modulaire!

De retour à aujourd’hui, en attendant de pouvoir changer le circuit limbique de mon cerveau, j’avais presque oublié que je dois acheter un nouvel aspirateur. Le mien a rendu l’âme après 1 an de bons et loyaux services. 1 an pile, c’est marrant, juste la durée de la garantie. Tiens, comment ça marche un aspirateur? Je serais bien incapable de l’expliquer. C’est dingue le nombre d’appareils que j’utilise et dont je ne comprend pas le fonctionnement : les ordinateurs, le téléphone portable, la plaque à induction et la boîte à vitesse, les écrans tactiles, le paracétamol, les turbopropulseurs et la fission nucléaire. Mais alors ça veut dire que ma santé, mon travail, mes loisirs et ma vie en général dépendent de tous ces trucs auxquels je pige rien? Même mon garagiste ne répare plus les voitures tellement elle sont bourrées d’électronique, il ne fait plus que changer des pneus et renvoyer les véhicules en panne à l’usine. On a plus aucune idée des mécanismes qui s’opèrent à chaque fois qu’on allume la cafetière, prend le métro ou qu’on envoie un mail alors que c’est notre quotidien. Et si un jour, écrasé par une trop grande complexité devenue instable, tout cessait de fonctionner? Ou qu’à la suite d’un bug du réseau mondial, en appuyant sur le bouton du portail automatique de mon garage, ce soit le four micro-onde qui s’allume, le barrage de la Grande-Dixence qui se vide comme une baignoire, ou le soleil qui s’éteigne? Ou encore pire, si des gens mal intentionnés prenaient le contrôle de mon existence au moyen de tous ces appareils dont je suis devenu dépendant?

Je deviens parano. Suis-je en train de perdre la tête? Je tape « intelligence » sur Google pour me rassurer. La première suggestion qui apparaît dans le champ de saisie est : « intelligence artificielle ». Merde, les robots sont déjà là et ils veulent que je vote pour eux. Après avoir envahi mon travail et ma vie privée grâce à ses objets connectés qui me tracent jusqu’au plus profond de mon intimité, Google et ses potes commencent déjà à envahir mon enveloppe corporelle, ma zone de repli, mon réduit national. Dans un retour de situation paradoxal, les dispositifs créés pour me soigner ou améliorer ma qualité de vie deviendront les mailles d’un filet se resserrant sur ma propre liberté, et amoindrissant les possibilités que j’ai de m’échapper. On y est presque, à ce jour où mon cerveau aura quitté ma boîte crânienne, attiré par une offre low-cost plus alléchante, pour être stocké quelque part dans le cloud, partout et nulle part à la fois. On pourra alors me remplacer, ou remplacer mon quotidien, mes amis, mes souvenirs, comme s’atténuent, se nuancent et se modifient les représentations que j’ai du beau, du vrai ou du juste.

Il n’y aura alors peut-être plus beaucoup de place pour les voitures qui volent, les villes dans l’espace et les machines à voyager dans le temps…

Frédéric Goncerut - Textes