Le lavage des héros

Octobre 2017, newsletter JFYI





Un lundi, 17h06, Cheseaux-sur-Lausanne. A côté du Mac Donald’s ça sentait la frite molle. Au carrefour saturé par le flux des pendulaires, le trafic était bloqué. Les mains crispées sur le volant, la mâchoire serrée, il se sentait profondément frustré, trahi par ce monde dont il avait jusqu’ici joué le jeu. Il avait pourtant acheté le dernier modèle BMW X5, avec toutes les options: climatisation, radar de recul, reconnaissance vocale, moteur hybride, GPS et sièges massants. Il avait dépensé une fortune et pourtant il était quand même coincé comme un con, entre une Fiat Multipla et une camionnette de paysagiste qui lui envoyait des petites touffes de gazon sur son capot rutilant. Et 2 minutes d’attente plus tard, c’en était trop, il commença à se cogner la tête de rage contre son volant chauffant. La voiture émettait à chaque coup des petits klaxons plaintifs, comme un manifestant végétarien qui se fait taper dessus par un CRS.

« Bordel de putain de nom de Dieu! » : s’exclama notre héros. Il avait à peine fini sa phrase que, dans une explosion miraculeuse, avec des petits angelots qui jouent de l’accordéon et une grande lumière aveuglante, Dieu lui apparut sous la forme d’un agent de police au fort accent vaudois. Le poulet divin lui dit: « Mon fils, je suis sûr que tu gagnes 15 tickets par mois mais que tu vas faire tes courses en France! Pauvre pêcheur, dans ma grande miséricorde, au nom de moi-même, de Saint Augustin d’Hippone et de Jean-Marc Richard, j’ai pitié de toi. En échange de ton aspirateur à belettes que je trouve ultra vénère et grâce auquel je vais pouvoir cruiser le domaine des cieux comme un ouf et mettre la misère à Elon Musk qui se la raconte avec ses suppositoires à hydrogène, je vais te faire un cadeau ; je t’offre un cerveau! »

Quand la vision eut disparu, il était au volant d’une Renault 4L orange toute pourrie. Derrière lui les conducteurs s’impatientaient, mais au lieu de sortir les insulter comme il l’aurait fait normalement, il s’excusa platement et démarra. En rentrant chez lui, dans sa petite auto qui faisait un peu de fumée et un chouette bruit de tôle, il admira les lumières de l’automne qui éclaboussaient les paysages de leurs rayons dorés. Il se dit alors que c’était ça la liberté ; juste regarder le soleil qui se couchait sur la zone industrielle, et trouver ça beau. Juste prendre un moment au hasard et choisir qu’il était bien.

Un oiseau lâcha une merde blanchâtre sur son pare-brise. Dans une méta-élévation cosmique, il prit alors conscience de l’illusion de sa propre liberté. L’éventail des choix qui s’offraient quotidiennement à lui étaient uniquement des choix prédéfinis, évoluant tous dans un cadre restreint et portant généralement sur des issues simples, voir purement d’ordre matériel : choisir un appartement avec vue sur le lac, la couleur de sa voiture (qui depuis les années soixante était passé de l’arc-en-ciel à noir, blanc ou gris), choisir une paire de pompes ou une formule d’assurance-vie, un abonnement de téléphonie mobile, un partenaire avec qui partir en vacances et faire une portée de marmots braillards, choisir ses programmes télé et le bois de son cercueil.

Il remarqua qu’on ne lui avait jamais donné la possibilité de remettre en cause le système en lui-même, qu’on avait jamais encouragé l’écolier (ou l’adulte) qu’il était à envisager une autre manière de penser les bases du quotidien; comment se nourrir, se comporter en société, gérer ses émotions, être critique. Pendant sa scolarité et même en-dehors, on lui avait exposé une version du monde comme étant une vérité immuable, et dans laquelle il était libre d’évoluer, mais toujours selon les règles de celle-ci, avec des chapitres « économie », « science » ou « droit ». Il pouvait choisir un métier (dans ce qui était considéré comme un métier), comment s’habiller (dans ce qui était considéré comme des vêtements), avoir une passion (toujours dans ce qui était considéré comme une passion ou un hobby, à ne pas confondre avec le métier). Il pouvait également se marier, monter une entreprise, faire du Hornuss, chanter, parler, exposer ses opinions mais jusqu’à une certaine limite définie par des termes comme: politiquement correct, scientifiquement prouvé, ou contraire à la loi. Il trouvait d’ailleurs ce dernier point fort ironique, qu’un concept sensé assurer la liberté soit justement à consonance restrictive.

Suivant un système qui le récompensait de sa docile attitude, suivant les gens qu’il prenait comme modèles, il avait été aveuglé par ses préoccupations matérielles, ses petits problèmes (dont le plus affreux en mémoire remontait à une coupure d’eau chaude dans son appartement). Mais aujourd’hui, comme à la sortie du car-wash, il avait vu la lumière. Désormais, grâce à son intelligence, sa morale et sa volonté, ces pouvoirs matérialisés en actions par le truchement de ses petites mains et son nouveau cerveau, il allait oeuvrer pour conduire les Hommes à la vraie liberté, pas celle des catalogues ou des programmes scolaires. Et rien ne pourrait l’arrêter, car il savait que c’était possible, même contre les gouvernements, les multinationales, les religions et les régies immobilières. Une destinée extraordinaire l’appelait, comme celle d’autres avant lui: Gandhi, Jeanne d’Arc, Nelson Mandela ou Lady Gaga. Ces femmes et ces hommes qui avaient repoussés les limites du monde réel, du monde envisageable.

Cette nuit-là il fit un rêve. Il était nu et marchait sur les routes suivi d’une foule de tous horizons. Sur leur passage, les gens s’arrêtaient, posaient leurs livres, leurs armes et leurs fringues, et rejoignaient le cortège marchant vers une grande lumière. Ils étaient heureux, ils étaient libre car ils avaient choisi de l’être.

Le réveil sonna. Il prit sa douche (les héros prennent toujours leur douche le matin), avala un café noir, un bol de muesli et sauta dans sa voiture pour aller sauver le monde. Mais sur l’autoroute A1, un bouchon bloquait le trafic.

Frédéric Goncerut - Textes