La liste des courses

Novembre 2017, newsletter JFYI





Centre commercial de Signy-Centre, la 9ème merveille du monde. Sur cette arche de Noé revisitée (peut-être un tantinet moins destinée à sauver le monde que sa version originelle), on y trouve tout un microcosme humain, un échantillon d’individus jouant chacun leur petit rôle, leur petite vie. L’intérieur du paquebot blanc frémit d’une activité fébrile, émanant de son restaurant impeccable, son personnel dynamique, son air vivifiant et ses boutiques accueillantes, rangées côte-à-côte comme autant d’appels à l’émerveillement devant la finesse d’une étoffe ou le parfum d’un fruit, chacune diffusant en harmonie une douce musique de fond, contemplative, apaisante. Au dehors, le va-et-vient des véhicules apportent et ramènent un flot continu de consommateurs qui convergent en transactions avant de rejoindre les méandres capricieuses du trafic, alors allégés de quelque argent troqué contre leur subsistance ainsi que l’occasionnel superflu ; une gourmandise, un petit luxe, un plaisir.

A la cafétéria du 3ème sous-sol, éclairés par une abondante lumière au néon, entre un couple de petits vieux au teint gris qui attendent quelque chose et un représentant de téléphonie mobile en costard (et au téléphone), deux employées discutent pendant leur pause. L’une d’elle est magasinière au rayon produits laitiers de la Coop et fait tous les jours le trajet depuis Saint-Claude ; une heure aller, une heure retour pour venir empiler des yogourts et des boîtes de séré mi-gras. Elle ne se plaint pas, même en hiver quand il faut gratter les vitres et risquer l’accident sur la route enneigée, car elle a un travail et c’est déjà une chance. En touillant son café, elle parle de son existence ; ce qu’elle a mangé la veille, cette émission télé qu’elle suit avec une certaine excitation, sa vie amoureuse en dents de scie et son budget pour les prochaines vacances. Sa collègue rebondit dans la conversation, en phase ; elle a les même préoccupations, la même routine, sauf qu’elle vient de la ville d’à côté. Il y a aussi un concierge en mouvement, annoncé par le tintement joyeux de son ample trousseau de clés, poussant son petit chariot rempli de brosses, chiffons et produits de nettoyage. Au même étage se croisent sans le savoir une caissières à la scoliose naissante, une ancienne championne d’Europe d’athlétisme et une famille recomposée venue chercher un gâteau d’anniversaire et un peu de distraction.

Au parking numéro 3, une femme en tailleur bleu marin décharge son caddie. Tout en enfournant ses achats dans le coffre de sa Range Rover, elle s’active au téléphone ; ses clients de Los Angeles veulent négocier un nouvel accord. Elle effectue mentalement une brève vue d’ensemble de son planning du lendemain : rendez-vous, meeting, bureau, rapport avec sa supérieure, conf call. Il faudra aussi aller chercher les enfants au cours de tennis et annuler le coiffeur. Elle aurait aimé se mettre à ce bouquin sur la société de consommation offert par sa soeur qui prend la poussière depuis 6 mois, mais là elle n’a pas le temps. Pas le temps de penser à des futilités comme : « est-ce que mon métier a un sens? », ou « quel est l’impact de mon comportement sur la société, et donc sur l’évolution de celle-ci? ». A l’instar de cet employé de banque du 1er étage qui manipule des données sur son ordinateur ; entre deux dossiers, il a pu appeler sa compagne enceinte jusqu’au vernis à ongles pour prendre de ses nouvelles. Il pense à sa relation et à ce nouveau-né qui sera bientôt là et qui lui aussi un jour remplira son cerveau de listes et de tableaux Excel.

Et chaque seconde dans ce centre commercial, ça grouille, ça se frôle et se bouscule en s’excusant, puis ça reprend la danse, menée par le rythme des ascenseurs, des bruits de caisses automatiques et des actions de la semaine. Toutes ces têtes, toutes ces petites vies qui viennent vendre et acheter des milliers de boîtes de thon, de bouteilles de jus d’orange et de paires de chaussettes 60% coton, 40% polyester. Ils ne sont ni sages, ni fous, il ne font que simplement vivre, avec leurs soucis et leurs bonheurs ; avoir assez d’argent pour boucler le mois, payer les factures, avoir quelqu’un ou un animal domestique qui les attend en remuant la queue quand ils rentrent chez eux, dans un appartement avec une télé, un canapé et un frigo sur lequel sont aimantées des cartes postales de leurs amis qui sont allé à Cuba, Santorin ou Neuchâtel.

Alors notre employé de banque ou le vendeur du kiosque à journaux, quand il entend aux infos que la planète se réchauffe, qu’il y a de l’eau sur Mars, qu’on construit un tokamak à 15 milliards qui utilisera la fusion nucléaire pour satisfaire la consommation énergétique mondiale ou que les futures formes d’intelligences artificielles constituent une menace pour l’humanité, il en a rien à foutre. C’est trop grand, trop loin, il ne se sent pas concerné par ce futur-là. Pour lui tout ça n’a rien à voir avec ses primes d’assurance qui augmentent, les problèmes de bouchons sur l’autoroute ou son équipe de foot qui vient d’aligner 3 défaites de suite. Lui au moins, ses problèmes sont concrets, il peut les affronter : un pneu crevé, les enfants qui sont malades, le loyer à payer. Le reste il en parle parce que c’est de ça qu’il faut parler. Mais il en parle comme si c’était quelque chose qui se passait ailleurs, dans un autre monde ou dans une série qu’il convient de connaître pour alimenter les discussions. Alors quand on évoque le futur de l’humanité, le destin commun de milliards d’individus entre les mains de quelques puissants, ça le fait bien marrer ces grandes gueules pleines aux as qui se prennent pour des dieux. Ces pharaons modernes qui essayent de rallier à leurs projets mégalos des générations entières de pauvres gens qui n’ont rien demandé d’autre qu’un petit job sans prétention, une bière avec les copains au troquet du coin, des vacances au bord de la mer, une femme et des gosses qu’ils pourront serrer contre eux jusqu’à la mort et qu’on leur foute la paix.

Frédéric Goncerut - Textes