Je chante le Blues

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Lausanne, samedi 2 juillet.

Ce matin-là au réveil, quelque chose ne tournait pas rond. Le coup de blues était rentré dans mon lit comme l'armée allemande dans Paris en juin 1940 ; c’est-à-dire de manière désagréablement intrusive. Tous ces petits soucis anodins, qui d’habitude flottaient si légèrement dans le fleuve du quotidien, s'étaient mis soudainement à peser de manière anormale, comme Loana après une quatrième dépression ou Gérard Depardieu après les fêtes de fin d'année. Sauf que là on était en été…

Impossible de savoir pourquoi, c’est sorti de nulle part ; à la manière d'une scène des Monty Pythons ou d'une qualification de l'Islande pour les quarts de finale de l'Euro 2016. Les questions de la veille qui avaient évoluées autour de thématiques telles que : « Le programme du Venoge Festival est-il mieux que celui du Paléo ? », ou « Roger Federer est-il vraiment le meilleur joueur de l'univers ? », avaient tout à coup pris une direction sensiblement plus existentielle. C’était la crise.

D'habitude, quand je suis déprimé, je regarde sur Youtube des sketches de Kev Adams ou des compilations de gens qui ratent quelque chose dans leur vie ; qui se brûlent le pourtour rectal en pétant devant un briquet, ou qui se ramassent le bord de la piscine en voulant plonger depuis le balcon pour impressionner les filles après 3 sangrias à la fête des voisins. Mais cette fois-ci, le mal-être persistait. J'essayais d'attribuer mon trouble à ma génération. Il paraît que c'est assez la mode de faire ça, de déporter toute forme de culpabilité sur quelque chose d'extérieur, d'insaisissable, de décrit par les spécialistes comme étant trop difficile à appréhender, car dépendant de variables beaucoup trop nombreuses. Un truc à la Pierre-Yves Maillard avant les élections, une solution susceptible de plaire à tout le monde sans rien résoudre du tout, ça m'allait bien.

En effet, pendant un instant ça allait mieux. Le problème, ça pouvait pas être moi, j'avais fait comme on m'avait dit : les bancs d'école sans trop de remous, appris un métier bien défini, de ceux qu'on peut trouver dans les livres pour la petite enfance, entre les pages instituteur et garagiste. J’avais participé à la vie du club de football local, entretenu des bons rapports avec mes proches, effectué mon service militaire, quitté le nid familial et trouvé un boulot stable. Pour me lancer sur le chemin de la vie, j'avais préféré le bus postal à la Maserati. Je ne m'étais jamais réveillé à l'hôpital après une overdose d'héroïne, n'avais pas essayé de devenir une rock-star ou un aventurier à la poursuite de l'exploit ultime, n'avais jamais fusillé mes petits camarades de classe dans un excès de paranoïa après avoir fini GTA, n'était pas parti me battre pour la liberté sous les drapeaux de peuples opprimés, n'avais jamais essayé les partouzes gay d'un obscur club allemand, de devenir artiste, trafiquant d'armes ou ermite. Bref, j'avais fait tout juste, la preuve: ça avait marché avec ceux d'avant.

Si le coup de blues me tombait dessus, ce n'était donc pas ma faute. Pas de doute, je vivais dans une époque de merde. Je ramassais dans la tronche le retour de manivelle d'un système au bord de l'implosion basé sur la croissance économique exponentielle d'après-guerre, et d'une cohésion sociale chamboulée par le déplacement progressif des valeurs repères qui guident les masses citoyennes. Dieu, la guerre, l'amour, le sexe et le travail ; c'était devenu trop ou pas assez. Et avec des difficultés de compréhension entre ancienne et nouvelle génération, catalysées par une évolution trop rapide de la technologie et des nouveaux moyens de communications, quand les premiers impriment leurs e-mails pour les envoyer par fax, et les seconds croient que le général Guisan est un personnage de Call of Duty. On atteignait des limites.

Putain, c'était mieux avant! Comme Renaud, le nez dans son pastis, moi aussi j'ai regretté mon époque. Le passé, cette période géniale qu'on nous ressert régulièrement sous forme de diverses régurgitations plus ou moins goûtues. Dans la mode, la musique, le cinéma, l’esthétique, les idées, la médecine. De ta garde-robe à ton assiette, en passant par tout ce qu’on peut te vendre ou te faire croire. On reprend volontiers une tranche de nostalgie périmée pour oublier notre présent fadasse. C’était si bien avant : la mode du sida, la guerre froide, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, les petits plaisantins de la bande à Baader-Meinhof. La variété française de qualité avec Carlos, Dorothée ou Patrick Sebastien à la télévision, les accidents de voiture sans ceinture de sécurité, les essais nucléaires à Mururoa et le petit incident de Tchernobyl. Une élite sportive saine et exemplaire avec Maradona, et Paul Gascoigne, l’équipe féminine est-allemande de lancer du marteau et ce grand humaniste de Thierry Roland. Sans oublier les débuts d'internet, quand ta connexion 56k mettait 30 minutes pour télécharger une photo de Pamela Anderson à poil, et la fumée dans les lieux publics, lorsque tu pouvais acquérir la même odeur corporelle que Serge Gainsbourg avec les CFF en faisant Nyon-Lausanne un mardi matin à 7h10. Finalement, comme pour la colonisation, le DDT, l'amiante ou le groupe ABBA, c'était pas si bien avant en fait... C'était bien quand alors?

En rupture de connexion avec le présent, je suis sorti balader mon spleen, comme cette petite vieille de l'Avenue d'Echallens en rollateur balade son chihuahua, sans but mais avec l'envie de passer à autre chose…

Le gris du ciel ne faisait qu'un avec celui de la rue alors que je traversais la place Chauderon. Un peu fébrile, j’essayais de remettre de l’ordre dans les repères sécurisants de mon existence comme on trie les cadavres de bouteille après une pendaison de crémaillère. Si je ne pouvais pas changer d'époque, devais-je changer de vie ? Acheter du tofu brésilien au lieu de ma côte de boeuf de la boucherie de Poliez-Pittet, rouler au bio-éthanol, suivre des cours de yoga-ayurveda-mindfullness avec une autoproclamée thérapeute qui a vu la lumière après 2 semaines de stage en Inde ? Me fringuer avec des t-shirts en fibre d’aiguille de sapin à 150 balles fabriqués à la vallée de Joux, partir en croisade contre le bisphénol A, le gluten, les pesticides et Cyril Hanouna ? Me lancer dans la politique ou le prosélytisme, devenir témoin de Jéhova ou militant végane, trouver une cause à laquelle me rallier et m’en aller casser les couilles à la moitié de la planète ? Ou envoyer balader tous ces nouveaux prédicateurs opportunistes, toutes ces tendances éphémères qui prétendent détenir le remède à un monde diagnostiqué malade ? Tout plaquer pour partir dans un village de Sibérie, vivre au rythme de la nature et remettre une définition à l'essentiel ? Choisir, décider, réussir, m'affirmer, trouver ma voie à tout prix? Ou peut-être que c'était justement ça mon problème, toutes ces questions ?

Quand soudainement, en traversant la place de l'Europe, le temps s'est arrêté comme dans un tableau de Wes Anderson. Un adolescent obèse sur un Segway a traversé mon champ de vision, les écouteurs de son smartphone enfoncés dans 2 oreilles reliées par une coupe de cheveux tendance "Ronaldo", tenant fermement dans sa main une canette de boisson énergisante. Insouciant et vraisemblablement heureux, il semblait mû par une fantastique envie de vivre. Je me suis arrêté et j'ai pesé le pour et le contre de la situation.

Et là, même si des fois on a l'impression que c'est mal barré, j'ai compris qu'on s'en sortira. Si on pouvait passer le restant de ses jours à se lamenter à la manière du peuple français devant une mesure d’austérité, on pouvait aussi choisir de réfléchir et regarder tous les trucs cools à faire en attendant…

Frédéric Goncerut - Textes